mercredi 10 décembre 2014

DORA BRUDER (1997) - Patrick MODIANO - France

De l'utilité des Prix Nobel (la cérémonie officielle de remise des prix a lieu ce jour à Stockholm)...
Dora Bruder 
Mon premier Modiano !
Je découvre bien tardivement, mais avec quel bonheur, un formidable "écrivain de la mémoire".
Tant pis si je perd ainsi toute chance de devenir un jour ministre de la Culture...
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C'est en 1948, alors qu'il travaillait sur des documents de l'époque de l'Occupation, que Modiano tombe sur une annonce parue dans un journal daté du 31 décembre 1941 :
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Des années plus tard il va retrouver trace de Dora et de ses parents dans le Mémorial de la déportation publié en 1978 par Serge Klarsfeld.
Tous les trois furent internés à Dachau. Aucun ne reviendra...
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L'auteur va alors se lancer dans une vaste enquête : recherche de témoins, de documents, visite des lieux où Dora a vécu...
Tout en nous contant son enquête pour faire revivre la jeune fugueuse, Modiano relie avec virtuosité l'histoire de Dora à son propre passé...
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L'écriture de Dora Bruder est sobre, claire, mais presque mélancolique, un peu comme hors du temps.
Les phrases sont souvent courtes, quelquefois sans verbe.
La "structure" du livre est étonnante : une phrase peut réapparaître mais sous une forme différente, un peu comme un thème musical est repris dans une symphonie...
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Extraits
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"..Une photo de forme ovale où Dora est un peu plus agée treize, quatorze ans, les cheveux plus longs - et où ils sont tous les trois comme en file indienne, mais le visage face à l'objectif : d'abord Dora et sa mère, toutes deux en chemisier blanc, et Ernest Bruder, en veste et cravate..." 

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"Il faudrait savoir s'il faisait beau ce 14 décembre, jour de la fugue de Dora. Peut-être l'un de ces dimanches doux et ensoleillés de l'hiver où vous éprouvez un sentiment de vacance et d'éternité - le sentiment illusoire que le cours du temps est suspendu, et qu'il suffit de se laisser glisser par cette brèche pour échapper à l'étau qui va se refermer sur vous."
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"La fugue –paraît-il- est un appel au secours et quelquefois une forme de suicide. Vous éprouvez quand même un bref sentiment d’éternité. Vous n’avez pas seulement tranché les liens avec le monde, mais aussi avec le temps. Et il arrive qu’à la fin d’une matinée, le ciel soit d’un bleu léger et que rien ne pèse plus sur vous. Les aiguilles de l’horloge du jardin des Tuileries sont immobiles pour toujours. Une fourmi n’en finit pas de traverser la tache de soleil."
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"On avait imposé des étoiles jaunes à des enfants aux noms polonais, russes, roumains, et qui étaient si parisiens qu'ils se confondaient avec les façades des immeubles, les trottoirs. Comme Dora Bruder, ils parlaient tous avec l'accent de Paris, en employant des mots d'argot dont Jean Genet avait senti la tendresse attristée." 
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  • "Ce sont des personnes qui laissent peu de traces derrière elles. Presque des anonymes. Elles ne se détachent pas de certaines rues de Paris, de certains paysages de banlieue, où j'ai découvert, par hasard, qu'elles avaient habité. Ce que l'on sait d'elles se résume souvent à une simple adresse. Et cette précision topographique contraste avec ce que l'on ignorera pour toujours de leur vie - ce blanc, ce bloc d'inconnu et de silence."

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    "Peut-être ai-je voulu qu'ils se croisent, mon père et elle, en cet hiver 1942. Si différents qu'ils aient été, l'un et l'autre, on les avait classés, cet hiver-là, dans la même catégorie de réprouvés. Mon père non plus ne s'était pas fait recenser en octobre 1940 et, comme Dora Bruder, il ne portait pas de numéro de "dossier juif". Ainsi n'avait-il plus aucune existence légale et avait-il coupé toutes les amarres avec un monde où il fallait que chacun justifie d'un métier, d'une famille, d'une nationalité, d'une date de naissance d'un domicile. Désormais il était ailleurs. Un peu comme Dora après sa fugue."

  • "J'avais fini par me persuader que c'était en ce glacial et lugubre mois de février où la Police des questions juives tendaient des traquenards les couloirs du métro, à l'entrée des cinémas ou de la sortie des théâtres, que Dora s'était fait prendre."
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  • "J'étais pris de cette panique et de ce vertige que l'on ressent dans les mauvais rêves, lorsqu'on ne parvient pas à rejoindre une gare et que l'heure avance et que l'on va manquer le train."
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  • « Je me rends compte aujourd’hui qu’il m’a fallu écrire deux cents pages pour capter, inconsciemment, un vague reflet de la réalité. »
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    Patrick Modiano
    né en 1945 à Boulogne-Billancourt
    Une trentaine de romans, le dernier
    "Pour que tu ne perdes pas dans le quartier"
    a été publié en octobre 2014.
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    Fin du remarquable discours prononcé par Modiano le dimanche 7 décembre devant l'Académie Nobel :

    ""Vous avez eu l’indulgence de faire allusion concernant mes livres à « l’art de la mémoire avec lequel sont évoquées les destinées humaines les plus insaisissables ». Mais ce compliment dépasse ma personne. Cette mémoire particulière qui tente de recueillir quelques bribes du passé et le peu de traces qu’ont laissé sur terre des anonymes et des inconnus est elle aussi liée à ma date de naissance : 1945. D’être né en 1945, après que des villes furent détruites et que des populations entières eurent disparu, m’a sans doute, comme ceux de mon âge, rendu plus sensible aux thèmes de la mémoire et de l’oubli.
    Il me semble, malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut plus se faire avec la force et la franchise de Marcel Proust. La société qu’il décrivait était encore stable, une société du XIXe siècle. La mémoire de Proust fait ressurgir le passé dans ses moindres détails, comme un tableau vivant. J’ai l’impression qu’aujourd’hui la mémoire est beaucoup moins sûre d’elle-même et qu’elle doit lutter sans cesse contre l’amnésie et contre l’oubli. À cause de cette couche, de cette masse d’oubli qui recouvre tout, on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables.
    Mais c’est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan.""
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    6 commentaires:

    1. Je suis un lecteur assidu de Patrick Modiano, j'ai même lu deux fois "Rue des bouriques obscures". J'ame la mélancolie de son monde. Je n'ai pas lu "Dora Bruder", mais ce que tu en dis ne peut que m'inciter à le lire. Je vais me le faire offrir à Noël. Merci de m'avoir fait l'article ! Bonne fin de soirée. Pour moi, ce sera basket .... à la télé ! Florentin

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    2. Je viens de relire mon com. Il fallait lire "Rue des boutiques obscures", bien sûr. Le sens n'est tout de même pas le même ! J'ai vu chez Leclerc "Dora Bruder" et je l'ai acheté.(5,86 € !). Leclerc proposait toute la collection des oeuvres de Modiano. A l'occasion de son récent Prix Nobel, évidemment. En réponse à ton com : Dommage que ton Opinel se soit fait la malle ! Mais, par bonheur, on n'a plus besoin de couper les pages de nos livres. Remarque, je serais paré ; je collectionne les coupe-papier.

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      1. J'avais rectifié et je sens que ce sera mon prochain Modiano (il figure sur un Gallimard quarto que je viens d'acheter et qui reprend plusieurs romans de Modiano) : quand je pense que je n'avais rien lu de notre prix Nobel......

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    3. Honte sur moi, qui, comme notre ministre, n'a jamais lu Modiano !

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      1. Tout comme moi : c'est mon premier Modiano...Geneviève est en train de lire "rue des boutique obscure" : elle semble enthousiasmée
        PS : hier on a omis d'ouvrir la boite de chocolats ! tant mieux car ils sont fabuleux. Merci.Merci...

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    4. Mais de rien : je suis très heureux qu'ils vous aient plu.
      J'attends un long après-midi d'hiver, tranquille à la maison, pour lancer Parsifal.
      Je n'ai jamais lu Modiano mais ai toujours eu en mémoire le titre de son livre, Dora Bruder, que j'ai bizarrement associé à un autre livre, Vera Baxter de Marguerite Duras (que je n'ai pas lu non plus). C'est sans doute du fait de la ressemblance phonique des deux titres. En plus, je crois que les deux livres sont à peu près contemporains, et peut-être que Pivot avait invité le même soir les deux écrivains sur le plateau d'Apostrophes....
      Enfin, tout ça pour dire que je viens de le noter sur ma liste de course pour ma prochaine escapade chez Gibert.
      JF

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